Sur l'Histoire Locale et Trielloise

Le chemin de fer d'Argenteuil à Mantes - Deuxième partie – L'étude préliminaire et les travaux

Une très longue étude

Comme nous l'avons vu dans la première partie, la Compagnie des Chemins de fer de l'Ouest a emporté le marché de la construction de la ligne d'Argenteuil à Mantes. On savait déjà que cette ligne prolongerait le tronçon déjà existant de Paris à Argenteuil, desservirait la rive droite de la Seine et viendrait se raccorder à la ligne de Paris au Havre à la station de Mantes.

Un article paru dans le Courrier de Versailles du 19 février 1885 précisait un certain nombre de points concernant la future ligne. Tout d'abord son coût : 30 millions de francs. Et là on ne peut qu'admirer la justesse de l'évaluation faite par la Compagnie des Chemins de fer de l'Ouest, car le bilan des dépenses, effectué 8 ans plus tard, se montait à 30.525.081 francs !... L'État prendrait en charge 28,8 millions et 1,2 millions resteraient à la charge de la Compagnie.

 

Le journal poursuivait par une démonstration sur la nécessité de construire cette ligne et terminait par la publication d'une pétition signée par des habitants de la rive droite où l'on pouvait lire entre autres :

 

« ...Toute la surface de la montagne de l'Hautie contient des gisements considérables et très riches de pierres à plâtre, de pierres meulières, cailloux siliceux de chaux et de terre à briques. […]

 

L'importance des gisements en minéraux n'est pas à démontrer, car ces gisements sont déjà l'objet d'exploitations florissantes, telles que : pour les plâtres, les carrières de Chanteloup, Triel, Vaux, Meulan et Evecquemont […] pour les pierres meulières l'Hautie et Lainville, pour le terre à briques, les briqueteries de Boisemont et de Gaillonnet et les tuileries de Menucourt – pour la chaux, les fours de Meulan et de Fontenay-Saint-Père.

 

Ces considérations démontrent surabondamment l'utilité de la ligne projetée au point de vue industriel et commercial. »

 Mais de nombreux points restaient encore à préciser tels que le tracé exact de la future ligne, le nombre de stations, leur l'emplacement, etc...

Dans son numéro du 26 juillet 1883, le Courrier de Versailles informait ses lecteurs que depuis plusieurs semaines déjà les Chemins de fer de l'Ouest avaient commencé les études sur le terrain dans la plaine de Limay. Quand on sait que la Compagnie venait tout juste d'obtenir la concession (le 17 juillet), on peut dire que les ingénieurs de la Compagnie ne perdirent pas de temps (et étaient même en avance) !

Commença alors une très longue étude qui dura près de cinq années pendant lesquelles les communes intéressées par le futur chemin de fer le firent savoir avec force pétitions poussant à influencer le tracé de la ligne ou demandant l'établissement d'une station proche. Quand on consulte les différents rapports, on est étonné de constater comme le ministère des Travaux Publics, le préfet et la Compagnie des Chemins de fer de l'Ouest furent attachés à consulter les municipalités et la population avant de prendre leurs décisions. On s'aperçoit que les avis des maires et de leurs administrés étaient pris en compte et aboutissaient souvent à une modification du projet initial. Se donnerait-t-on autant de mal aujourd'hui pour un tel projet ? Rien n'est moins sûr.

Pour que l'étude commençât dans de bonnes conditions, il fallait que les ingénieurs de la Compagnie eussent l'autorisation de pénétrer dans les propriétés. Par voie d'affiches, dans toutes les communes concernées, fut publié le 25 avril 1884 un arrêté dans lequel Préfet de Seine-et-Oise, Monsieur Cottu, décrétait :

« MM. Les ingénieurs de la Compagnie des Chemins de fer de l'Ouest […] sont autorisés à s'introduire dans les propriétés publiques ou privées, closes ou non closes, à l'effet de procéder à toutes opérations de lever de plans, nivellements, sondages, tracé de rigoles, plantation de bornes, ... ».

Munie de cette autorisation, la Compagnie de l'Ouest put entamer la toute première phase des travaux : la reconnaissance du terrain. Ainsi, dès le mois de juillet 1884, on pouvait voir dans la plaine de Limay, des points de repère indiquant déjà l'emplacement de la future ligne et l'endroit où elle traverserait la Seine, à un kilomètre en amont du vieux pont de Limay.

Comme on s'en doute, les interventions de la Compagnie dans les propriétés privées ne furent pas sans poser quelques problèmes. Ainsi on trouve une plainte faite au Préfet par un monsieur M., propriétaire d'un haras à Gargenville où il élève des chevaux de course et déplore que « ...des employés ou agents qui me sont complètement inconnus, sans que leur venue m'ait été notifiée par qui que se soit, sont venus dans la prairie et ont pratiqué dans toute sa longueur une rigole de tracé ou saignée de six à huit pouces de largeur sur un pied de profondeur et percé les haies de clôture.... ».

Dès lors que la construction de la ligne fut connue, la Compagnie reçut de nombreuses demandes des habitants et des communes. Gargenville demandait sa station ; Maurecourt réclamait une halte. Comme on put le lire dans le Journal de Mantes du 13 février 1884 « ...partout des pétitions se signent afin d'obtenir le tracé de telle ou telle façon ; chacun, en un mot, voudrait l'avoir [le chemin de fer] à sa porte ».

Le 27 décembre 1884, le Ministère des Travaux Publics autorisa la mise à l'enquête d'utilité publique de l'avant-projet. Cette enquête eut lieu du 26 janvier au 26 février 1885 et c'est par affiches et publications à « son de caisse » que les habitants des communes traversées furent invités à faire connaître leurs réclamations. A cette époque, on pensait toujours que la ligne pourrait être inaugurée pour l'exposition de 1889. Mais les choses n'avançaient pas bien vite. Un an après, en février 1886, le Ministère des Travaux Publics ordonna une nouvelle enquête qui devait porter cette fois sur le nombre et l'emplacement des futures stations pour lesquels les Conseils municipaux des communes intéressées furent appelées à donner leur avis. Entre temps, (mars 1885) les habitants de Meulan signaient une pétition visant à faire changer le tracé de la ligne, qui selon eux, passant à mi-côte, « détruirait plusieurs propriétés existantes et empêcherait par la suite de bâtir. »

Dans un document de travail, probablement daté de mars 1886, on trouve les différents desiderata et réclamations exprimés par les communes en réponse à l'enquête du ministère. On trouve entre autres :

  • Une demande pour une halte à Maurecourt, (refusée par l'Ingénieur du contrôle).

  • Une demande pour rapprocher la station d'Andrésy de Denouval afin d'éviter « les plaintes que causeront les transports de gadoues... ».

  • Une réclamation pour le rétablissement du chemin du Montoir à Triel, qui sera coupé par la future ligne. Cette réclamation sera d'ailleurs souvent réitérée car ce chemin était à l'époque le moyen de communication le plus rapide pour relier le hameau de Pissefontaine au centre de Triel.

  • Toujours à Triel, une demande pour l'élargissement du chemin de derrière les murs (actuelle rue du Dr Sobaux).

  • Une protestation du Conseil municipal de Meulan (encore) contre le tracé « qui détruit le principal quartier de Meulan ». Il propose un autre tracé passant derrière la ville.

En juin de la même année, une note du Ministère des Travaux Publics au préfet de Seine & Oise faisait un point sur l'état du projet en précisant que les stations seraient au nombre de 10 : Argenteuil, Cormeilles, Herblay, Conflans, Andrésy, Triel, Vaux, Meulan, Juziers-Gargenville et Limay (aujourd'hui la ligne en compte 18) et sur les très nombreuses demandes et réclamations. Parmi elles, Maurecourt demandait toujours sa halte, une nouvelle fois refusée, les ingénieurs de l'État précisant que le remblai, haut de 15m à cet endroit, aurait obligé à des travaux trop considérables. Le Génie militaire réclamait que la tranchée de Conflans, où devait passer la future ligne, fut mise « sous le feu des ouvrages du plateau de Cormeilles. » On constate d'ailleurs que le Ministère de la Guerre suivait de très près ce projet de chemin de fer et eut souvent son mot à dire. Une demande pressante avait d'ailleurs déjà été formulée par le Génie pour la création de quais militaires destinés à l'embarquement des troupes aux stations d'Argenteuil et d'Andrésy.

Mais le cas le plus épineux fut celui de Meulan, commune au cœur de nombreuses polémiques. Le maire de la ville avec 47 habitants, pétition à l'appui, protesta contre le tracé et demanda qu'il soit remonté près du cimetière. Au contraire, 113 autres habitants et divers conseillers municipaux approuvèrent le tracé projeté (peut-être une opposition politique ?). Après étude de l'Ingénieur en chef, la demande du maire fut repoussée car cette modification aurait eu pour conséquence de doubler la longueur du tunnel ce qui aurait entraîné une dépense supplémentaire de 900.000 francs. D 'autre part, la station de Meulan se trouvant sur le territoire d'Hardricourt, les ingénieurs proposèrent d'appeler la station « Meulan-Hardricourt ». Mais l'Inspecteur Général du Ministère des Travaux Publics rejeta cette proposition au motif que la station était destinée à desservir avant tout Meulan (2.000 habitants) et non Hardricourt (225 habitants) et qu'il n'était « nullement nécessaire de compliquer la désignation de la gare de Meulan pour donner une simple satisfaction d'amour propre au village d'Hardricourt. » Malgré la déclaration sans appel de l'Inspecteur Général, on sait aujourd'hui que l'avenir lui donna tort !

Meulan fut aussi, en juin 1889, le théâtre d'une « affaire » digne de Clochemerle. Monsieur le Curé de la paroisse porta plainte contre la municipalité, qui, sans son assentiment, avait autorisé une entreprise travaillant pour la Compagnie à occuper le jardin du presbytère afin d'y entreposer quelques matériels. La municipalité, dans un esprit de conciliation, s'apprêtait déjà à annuler l'autorisation quand elle apprit que l'entreprise concernée avait directement négocié avec Monsieur le Curé et que ce dernier s'était laissé convaincre contre monnaie sonnante et trébuchante. Preuve que spiritualité et préoccupations matérielles peuvent parfois trouver un terrain d'entente.

En février 1887, une nouvelle note du Ministère des Travaux Publics nous apprenait que cette fois les choses avaient bien avancé. L'emplacement des stations était maintenant déterminé et on connaissait même l'équipement exact de chacune d'elles : un bâtiment des voyageurs avec marquise, de 11 à 24 mètres selon l'importance de la station, une salle d'été accolée, 2 quais à voyageurs de 180 mètres, une halle à marchandises avec grue, plaques tournantes, voies de garage, etc...

En mai de la même année, le problème de la coupure du chemin du Montoir à Triel refit surface. Une lettre du Ministère de l'Instruction Publique adressée au préfet faisait état d'une réclamation des habitants de Pissefontaine à propos des difficultés que rencontreraient les enfants de ce hameau pour se rendre à l'école à Triel. Inquiets, ils se demandaient si la passerelle envisagée pour franchir les voies ne présenterait pas un « réel danger » pour leurs enfants.

 En cette année 1887, la longue étude préliminaire commencée quatre ans plus tôt touchait à sa fin. Maintenant les travaux allaient pouvoir réellement commencer, mais croyait-on encore que la ligne serait prête pour l'exposition de 1889 ? Rien n'était moins certain désormais. En tout cas plus personne n'en parlait.

Les travaux, enfin...

Le 9 mars 1888 fut une date historique pour la Compagnie de l'Ouest. Ce jour-là, dans la plaine de Limay, à la jonction du chemin de Porcheville fut donné le premier coup de pioche du chemin de fer d'Argenteuil à Mantes (Le Journal de Mantes du 25 mai 1892). Toutefois, à partir de ce jour, il faudrait encore attendre plus de quatre ans avant l'ouverture officielle de la ligne.

Les travaux furent divisés en six lots principaux représentant chacun une section de ligne, selon le tableau ci-dessous.

 

 

Désignation des lots

 

Longueur de la section

 

Date adjudication

 

Date réception provisoire

 

Durée des travaux

 

Nombres d'ouvriers (1890)

Lot No 1 – Argenteuil

6900 m

14 mai 1889

1er avril 1891

1 an 11 mois

141

Lot No 1bis – Herblay

7800 m

18 juin 1889

1er décembre 1890

1 an 5 mois

192

Lot No 2 – Conflans

8600 m

15 mai 1889

1er novembre 1891

2 ans 5 mois

318

Lot No 3 – Vaux

8000 m

30 juillet 1889

5 mai 1891

1 an 9 mois

400

Lot No 4 – Meulan

6900 m

9 octobre 1888

6 mai 1891

2 ans 7 mois

213

Lot No 5 – Mantes

11800 m

14 février 1888

10 juin 1890

2 ans 4 mois

55

 

Comme le montre ce tableau, certaines adjudications intervinrent très tard (juillet 1889 pour le lot de Vaux). Nous verrons plus loin que les lenteurs de l'Administration furent responsables de nombreux retards.

A ces six lots principaux venaient s'en ajouter d'autres, parmi lesquels : les fondations à air comprimé pour ponts et viaducs (il s'agissait d'une ingénieuse technique développée par l'entreprise Fives-Lille qui, au moyen de caissons étanches à air comprimé, permettait aux ouvriers de travailler à pied sec en milieu normalement immergé) ; les ouvrages métalliques, dont le viaduc Eiffel sur l'Oise ; les bâtiments des stations ; le ballastage ; la pose des voies ; etc...

Le chantier de construction de la ligne fut pour le moins pharaonique. D'abord par le nombre d'ouvriers engagés : ce fut en avril 1890 que ce nombre atteignit son apogée avec un total de 1319 hommes répartis sur toute la longueur du chantier (soit une moyenne de 28 par kilomètre). Par l'ampleur des terrassements aussi : en pleine période des travaux, on déblayait chaque mois 99.000 mètres cube de terre. Au total les travaux entraînèrent le déplacement de 2,3 millions de mètres cube de terre, ce qui est considérable quand on sait que l'essentiel a été fait à la pelle.

Était-ce un mauvais présage ? A peine commencés, les travaux étaient interrompus par les abondantes chutes de neige qui s'étaient abattues sur la région en mars. Début avril, le travail reprit et on pouvait voir alors de nombreux ouvriers répartis sur environ deux kilomètres dans la plaine de Porcheville et une voie affectée aux terrassements était déjà posée. On voyait s'activer des équipes de terrassiers, de charpentiers, de tailleurs de pierres, de forgerons, etc... Les travaux des ponts de Limay avançaient bien aussi. On sait qu'à cet endroit deux ponts devaient être construits pour traverser les deux bras de la Seine. Au mois de mai la première chambre de travail pour la culée du pont, du côté de Limay, était montée et le 24 novembre les ouvriers pavoisaient, aux couleurs nationales, les arches et les piles de ce premier pont : ils venaient de poser les dernières clés de voûtes.

Malgré tout, les travaux avançaient beaucoup trop lentement comme on put le lire dans un article du Courrier de Versailles daté du 9 septembre. A qui la faute ? Pas à la Compagnie de l'Ouest qui souhaitait au contraire « pousser les travaux avec vigueur ». Non, le grand responsable, montré du doigt par le journal était... le Ministère des Travaux Publics. « Les futurs riverains se plaignent, » « le public récrimine, le Ministère de la Guerre jette les hauts cris ; qu'importe ! » les bureaux du Ministère des Travaux Publics tardent à revêtir les différents projets de leur cachet, entraînant ainsi un ralentissement des travaux. « Puissent les renseignements que nous venons de publier, clamait le journal, faire honte à l'inertie des bureaux (oh ! Les bureaux !) et activer ce travail, dont l'urgence n'est pas même discutable. » Nous sommes en plein Courteline !

Parmi les ouvrages d'art construits, il en fut un qui posa quelques problèmes, comme le rapporta l'Ingénieur en chef M. Bonnet, ce fut le tunnel de Meulan. Ce tunnel, construit sous la partie haute de la ville, avait une longueur totale de 467 m. Il fut creusé des 2 côtés en même temps : la galerie d'avancement du côté de Mantes fut commencée le 28 janvier 1889 et celle du côté d'Argenteuil le 9 juin. Le creusement fut effectué par deux équipes qui travaillaient presque en continu : l'équipe de jour faisait 11 heures et celle de nuit 10 heures. L'avancement moyen dans chaque galerie était de 1,50 m par jour.

M. Bonnet expliquait que la galerie du côté de Mantes, creusée dans de l'argile plastique, n'avait pas posé de gros problèmes. En revanche, il n'en avait pas été de même pour la galerie du côté d'Argenteuil. Après 80 mètres de tunnel, les ouvriers rencontrèrent une couche de sable fin mouillé reposant sur l'argile plastique et qui débitait plus de 5 litres d'eau à la minute. L'eau s'infiltrait à travers les blindages coffrés et calfatés, entraînait le sable avec elle et venait s'accumuler au fond de la galerie détrempant l'argile sur laquelle reposaient les cadres de soutènement, provoquant des mouvements jusqu'au plafond du tunnel. Du côté de Mantes, après 140 m de creusement, on s'aperçut qu'il était nécessaire de ventiler la galerie. On utilisa pour cela un ventilateur mû à bras d'homme, mais il devint très vite insuffisant, si bien qu'après avoir creusé 250 mètres de galerie, on dut forer un puits vertical de 0,30 m de diamètre pour améliorer l'aération. Enfin, le 10 novembre 1889, les équipes des deux galeries se rencontrèrent. Le tunnel de Meulan était percé.

Un événement important eut lieu à Andrésy en 1890. Lors des travaux de terrassement, on découvrit un vaste cimetière mérovingien d'où 492 sépultures, de la fin du VIe ou du VIIe siècle, furent mises au jour. On pensait même qu'il se prolongeait sous les vignes voisines. Le 6 août, on dépêcha sur les lieux une commission d'archéologues et de spécialistes chargés d'étudier les fouilles. D'après ce que nous pouvons en juger par les clichés pris par la Société Versaillaise de Photographie, qui accompagnait la commission, ce fut une chaude journée. Et comme en France tout commence ou finit par un bon repas, on peut y voir les membres de la Commission confortablement installés à l'ombre des arbres autour d'une table bien garnie de bouteilles !

aucune aucune aucune

Au XIXe siècle, les accidents de travail étaient nombreux. Les journées étaient longues, souvent plus de dix heures, le labeur était épuisant et surtout les règles de sécurité étaient bien moins strictes qu'aujourd'hui. On peut penser qu'un chantier aussi important que la construction d'un chemin de fer, avec de nombreux ouvrages d'art (viaducs, ponts et tunnels) eut son lot de victimes. Ce fut en effet le cas : le 20 octobre 1888, dans la tranchée de Mantes, un ouvrier terrassier fut surpris par un éboulement et tomba sur un rail, se brisant la jambe. On dénonça alors le danger de la méthode de terrassement utilisée dite par « abattage ». En novembre 1889, on déplora un tragique événement. Un jeune ouvrier charpentier, âgé de seulement dix-sept ans, tomba dans la Seine depuis l'un des ponts en construction près de Mantes. Malgré l'intervention des secours, on ne repêcha qu'un cadavre. Un autre drame eut lieu le 2 décembre 1889, lorsqu'un ouvrier terrassier trouva la mort sur un viaduc en construction. Et peut-être y en eut-il d'autres.

En novembre 1890, les premiers essais de voie et des ouvrages d'art avaient été effectués. Malheureusement, l'hiver 1890-91 fut d'une rigueur exceptionnelle et les travaux prirent encore deux mois de retard.

En avril 1891, la Compagnie de l'Ouest faisait un point sur l'état d'avancement du chantier et promettait de rattraper le retard pris pendant l'hiver : « Les travaux d'infrastructure touchent à leur fin ; la construction des bâtiments est très avancée et les travaux de ballastage et de pose des voies, actuellement en cours d'exécution, sont poussés avec toute l'activité possible. […] Nous espérons pouvoir livrer cette ligne à l'exploitation dans les derniers jours de 1891, ou, tout au moins, au commencement de 1892. »

Cette prévision se montra encore une fois trop optimiste !

Sans doute afin de rassurer le public et peut-être aussi pour donner un peu de « grain à moudre » aux journalistes, la Compagnie de l'Ouest organisa à la mi-octobre 1891 un petit événement. Alors que les voies venaient à peine d'être posées et n'étaient pas encore fixées partout, elle fit circuler en avant-première, et d'un bout à l'autre de la ligne, un train dans lequel on invita quelques privilégiés. Tout au moins si l'on pouvait appeler train un convoi composé d'une locomotive et d'un simple fourgon meublé d'une étroite banquette et de deux chaises, ironisa le journaliste du Figaro qui rapporta l'événement pour ses lecteurs ! Ce dernier, dans un long article dont voici quelques morceaux choisis, ne tarit pas d'éloge pour la nouvelle ligne :

« ...La région que traverse la nouvelle ligne d'Argenteuil à Mantes est une des plus riches des environs de Paris. On y récolte un vin excellent ; on y cultive des lilas admirables qui sont la fortune de plusieurs bourgs ; et c'est par centaines de mille francs que se chiffre l'exportation des abricots célèbres de Vaux, de Triel et de Chanteloup. »

« Ce chemin de fer d'Argenteuil à Mantes va leur révéler [aux parisiens] un pays absolument exquis, et qu'ils ignorent. »

« Toute cette ligne d'Argenteuil à Mantes est charmante à parcourir, même en fourgon et sur des rails à peine ajustés ; il en faudrait tout citer et tout décrire : le décor délicieux d'Herblay, le passage de l'Oise à Conflans, le panorama d'Andrésy découvrant sur sa droite les hauteurs de l'Hautil et sur la gauche, bordant la Seine, la masse allongée et sombre de la forêt de St-Germain ; l'arrivée à Triel par le viaduc superbe qui en coupe la grande route, et plus loin, après une course rapide à travers les bois de Vaux et les champs d'abricotiers que dominent les riants coteaux d'Evecquemont, le tunnel de Meulan au-dessus duquel surgit toute droite, découpant son mince rectangle sur l'azur du ciel, la tour de la vieille église ; et au-delà encore, les bois d'Apremont et d'Oinville et la jolie île de Limay, avec ses deux viaducs tout neufs qui amènent la ligne nouvelle au seuil de Mantes, où elle finit. »

« C'est un enchantement. Et M. Bonnet, l'ingénieur à qui a été confiée la construction de la ligne, doit être félicité non seulement de la rapidité avec laquelle il a mené à bien ce lourd travail dont les débuts datent à peine de trois ans, mais du goût qu'il y a déployé.

Les ingénieurs sont rarement artistes. M. Bonnet l'a été. Il ne s'est pas contenté de résoudre victorieusement les difficultés techniques que présentait l'œuvre (et les hommes du métier me disent qu'elles ont été parfois considérables) ; il a introduit dans son ouvrage une note d'art qui sera très appréciée des connaisseurs.

Il a construit de jolies gares ; il s'est appliqué à ce que ses ouvrages fussent établis de façon à nuire le moins possible aux agréments du site et aux harmonies naturelles de la perspective. Les viaducs de la Frette, de l'Oise, de Triel, de Bas-Vals, de Meulan et de l'île de Limay portent la marque de cette préoccupation d'art qui était peu banale de la part d'un homme de science. »

 En janvier 1892, on fit circuler quelques trains de marchandises afin d'éprouver la robustesse des voies et des ouvrages d'art. On pouvait penser alors que l'inauguration de la ligne n'était plus maintenant qu'une question de semaines. La Compagnie des Chemins de fer de l'Ouest avait en effet fixé la mise en service au 25 avril prochain. Malheureusement, le sort s'acharna de nouveau contre elle. En mars, plusieurs glissements de terrain se produisirent sur les remblais de Conflans et de Meulan, obligeant la Compagnie à procéder à des travaux de consolidation de toute urgence. L'importance de ces travaux eut pour conséquence de retarder la mise en circulation jusqu'en mai. Le Journal de Mantes du 23 mars ironisa sur l'inauguration de la ligne qui serait reportée au 8 mai, « […] jour du ballotage des élections municipales. Sans doute pour faire un rapprochement avec le ballotage de cette inauguration, si impatiemment attendue ! »

Le 27 avril, le même Journal de Mantes fit preuve cette fois d'un franc pessimisme :

« A propos, vous savez, l'inauguration de la ligne d'Argenteuil... eh bien, rien est moins fixé qu'auparavant : Nous savions déjà que les dates données pour novembre, février et avril étaient chimériques ; on avait ensuite fait espérer aux riverains le mois de mai ou celui de juin... mais aujourd'hui on ne fait plus rien espérer du tout. Quand l'inauguration viendra on verra ? »

Mais le journaliste du Journal de Mantes avait tort de s'inquiéter, car la ligne allait très bientôt être inaugurée, 4 ans, 2 mois et 24 jours après le premier coup de pioche. Ce chemin de fer tant attendu et tant désiré par tous les riverains, maraîchers et industriels de la rive droite de la Seine serait bientôt mis en service. A la Compagnie des Chemins de fer de l'Ouest, on s'affairait maintenant aux derniers préparatifs et aux dernières mises au point pour que, quelque jours après, le 1er juin 1892, le rideau puisse s'ouvrir sur les festivités de l'Inauguration.

 

(A suivre)

 

Jean-Claude D.

 

Sources :

Archives Départementales des Yvelines : Série S et application de consultation de journaux Le Kyosque.

Association pour l’histoire des chemins de fer en France (AHICF) : La Revue Générale des Chemins de Fer (1893).

Bibliothèque Nationale de France : application Gallica.

 

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