Les Mémoires Vives

Les vacances à Triel d'une petite parisienne dans les années 1950

Voyages réels et imaginaires

En 1949, mes parents achetèrent une petite maison sans aucun confort mais qui, en bordure de Seine, ne manquait pas de charme. Au début des années 50, nous y venions, dès ID425 02 Vengeance de braconnier
Pâques, passer les fins de semaine et une partie des grandes vacances. Nous prenions le train à Saint-Lazare. Pendant le premier voyage, une véritable expédition, j'eus envie de satisfaire un besoin pressant mais voir les rails défiler sous la lunette des w.c. me calma à tout jamais mes envies. La grosse machine noire qui suait et soufflait de la vapeur par ses naseaux m'effrayait au point qu' un jour, pressée de descendre de ce monstre, j'oubliai dans le wagon ma patinette toute neuve. 

Peu après, mon père acheta une 4 chevaux d'occasion où nous nous serrions à quatre : je me demande comment nous parvenions à placer nos bagages de vacanciers. Cette voiture, superbe à mes yeux, prit place dans l'ancien garage en bois. Hélas, elle chassa une vieille barque qui, mise à l'eau, aurait sans doute coulé mais qui avait pour moi la beauté et les dimensions d'une goélette. Combien d'heures ai-je passées dans ce frêle esquif à rêver de voyages, repensant à mes lectures des explorations maritimes de Charcot, Scott ou Amundsen dans les régions polaires ! La maison avait été vendue avec son contenu si bien que, dans le grenier poussiéreux, quelques objets dignes d'un inventaire à la Prévert me firent voyager dans l'espace et le temps : un bouddha en carton-pâte avait un sourire énigmatique et un service à thé chinois tranchait avec nos propres tasses. Au milieu d'exemplaires du Petit Journal et de L'Illustration que je feuilletais, je tombai sur la une d'un fait divers d'autant plus effrayante que l'événement s'était déroulé à Triel.

Commerces

Nous allions faire les courses à pied par le chemin de halage, en foulant les vestiges du port de la plâtrière et en continuant par ce qui est maintenant une rue goudronnée, le quai Auguste Roy.

«  Approchez, mesdames, je vous propose deux draps de bain, deux serviettes de toilette pour la modique somme de 5 francs, c'est donné, mais à cela j'ajoute huit gants de toilette, deux torchons, à ne pas mélanger avec les serviettes et maintenant vous pourrez laver votre linge sale en famille ! » Petite fille timide, j'écoutais, fascinée par leur gouaille et leur bagout, les camelots du marché qui était l'attraction de la semaine. Pendant ce temps, ma mère pouvait tranquillement faire ses courses sur cette place des Marronniers, envahie par commerçants et chalands.

ID425 03 Le marché ID425 04 La Maison Bleue vers 1950 ID425 01 Patisserie Baillache

Pourtant les boutiques dont les noms avaient souvent des connotations utopistes ou historiques ne manquaient pas : L'Union commerciale, le Familistère, Les Comptoirs Français (nous apprenions par cœur à l'époque nos possessions asiatiques Pondichéry, Chandernagor, Karikal, Mahé et Yanaon). D'autres plus spécialisées disposaient d'enseignes simples et suggestives sans jeu de mots ni néologisme prétentieux  mais s'appelaient La Maison Bleue, Le Cochon rose, L'Arc-en-Ciel, ou arboraient fièrement le nom du propriétaire : ma préférée était évidemment la pâtisserie Baillache devant laquelle, le dimanche matin, après la messe dans une église toujours étayée, les gourmands faisaient la queue dans la rue du Pont pour acheter glaces maison, meringues Chantilly ou polonaises. En dehors des commerces de bouche, quelques magasins de vêtements ou chaussures ; l'époque était, comme au XIXe siècle à la fourniture de choses de première nécessité. Pas d'agences immobilières ni de banques puisque les salariés touchaient ce que ma mère appelait « l'enveloppe du mois ».

Au retour, nous croisions souvent les laveuses (je préfère ce terme à  «  lavandières » qui me semble trop poétique pour rendre la réalité de ce dur travail); je me souviens d'une dame petite et toute maigre qui poussait vaillamment sa brouette chargée de linge vers le lavoir municipal Saint-Vincent. Puis quand nous arrivions dans le quartier du Perray, une odeur de corne brûlée nous signalait l'antre inquiétant du maréchal-ferrant, M. Jamet ; en effet, les charrettes tirées par des chevaux sillonnaient encore rues et chemins triellois.

Et il y avait les tournées des commerçants, le laitier ou le charcutier qui klaxonnaient. Les denrées alimentaires s'achetaient au jour le jour car le réfrigérateur n'avait pas encore franchi l'Atlantique et un simple garde-manger à la cave protégeait surtout des bêtes et non de la chaleur. Par temps caniculaire, nous nous faisions livrer un pain de glace.

Personnages familiers

Dès cette époque, j'ai connu M. Berger qui déjà cultivait le jardin, un potager, chez les précédents propriétaires, et qui nous resta fidèle jusqu'à sa mort. Mon «La Quintinie » cultivait des légumes alignés au cordeau dans des plates-bandes rectilignes : pas une mauvaise herbe, pas une feuille morte, tout était parfaitement ratissé. Mais il m'arrivait de bouleverser ce rigoureux ordonnancement quand je coupais les virages avec cette fameuse patinette. Le labourage, le binage «  qui vaut mieux que deux arrosages », la météo selon les anciens préceptes, tout cela était un monde nouveau pour la parisienne plus habituée au macadam des rues et des trottoirs. Ce brave homme était l'indulgence même pour la petite « Chouchou » qui aimait à le suivre dans ses travaux, observait ses rituels : le nettoyage des outils, le crachat dans ses mains pour saisir la bêche, la pause avec la cigarette qu'il roulait précautionneusement entre ses doigts et le «  canon » qu'il buvait assis sur un vieux banc, en fin de journée, tout en racontant ses souvenirs. Quand il ne venait pas à vélo, c'est qu'il poussait sa brouette, remplie d'un trésor... le précieux fumier collecté chez son gendre, le maréchal-ferrant. Lorsqu'en 6e, le professeur nous demanda de décrire dans une rédaction un personnage que nous admirions, je n'eus pas d'hésitation et fis le portrait de mon héros, cet homme simple et affectueux. Il était reconnu dans Triel pour son honnêteté, tour à tour, conseiller municipal, responsable de la caisse d’Épargne située alors dans l'aile gauche de la mairie et caissier au cinéma. Il m'a fait comprendre très jeune, l'importance du travail sérieux et soigné. Je voudrais rendre aussi hommage à deux de ses filles que j'ai bien connues, Renée et Madeleine, (toutes deux décédées, Madeleine très récemment), qui ont travaillé pour le tailleur M. Bierling mais aussi pour MM. Baillache, père et fils. Toutes les deux d'une grande bonté et d'une incroyable curiosité, même âgées, pour le monde et ses nouveautés.

D'autres personnes fréquentaient la maison pour laver le linge et faire le ménage. Il y eut l'énergique Claire, le gentille Blanche et Mme C., une joyeuse italienne. J'aimais observer leur travail : par quel mystère l'eau sortait-elle par le champignon de la lessiveuse pour arroser le linge avec une bonne odeur de lessive ? Ensuite, armées de balai brosse, serpillière et savon noir, elles faisaient resplendir le carrelage.

Distractions

Quelles étaient les autres distractions? Point de trampolinos, piscines, toboggans et autres portiques. Mon père m'avait bricolé une balançoire, une simple planche suspendue à une branche d'un gros tilleul odorant. Le parfum de ses fleurs est d'ailleurs restée ma madeleine de Proust et dès leurs premiers effluves, je redeviens petite fille, ce qui me fait faire un grand bond dans le passé !

On se promenait jusqu'à la chapelle de l'Hautil qui avait surpris, voire choqué par son inhabituelle architecture (que l'on trouve presque classique de nos jours), ou jusqu'à Chanteloup après avoir cueilli quelques quetsches au passage ; sur la rive gauche, nous rendions visite à une dame qui vivait dans un petit logement rempli de tentures à la manière du XIXe siècle, sur la rive droite, ma mère, passionnée d'antiquités était devenue l'amie de Madame Dressoir, veuve désargentée du chausseur, qui avait ouvert un magasin dans l'ancien pavillon de gardien de sa superbe villa. Le Manoir, la Couventine, pour les belles villas ; Les Lutins, Simple Abri, pour de plus modestes pavillons, ces noms nous parlaient plus que les numéros qui leur ont succédé.

J'allais chercher le pain chez « Lachaud » (nom que j'utilise toujours pour désigner la boulangerie de la rue du Pavillon) et le lait avec un pot en fer qu'on appelait barlette chez Leroy, plutôt une ferme qu'une boutique.

Un phonographe dont je tournais la manivelle s'essoufflait à la fin des 78 tours tandis que je caressais les chats du quartier que j'avais apprivoisés.

Mais, après avoir lu le journal de Mickey et des livres de la bibliothèque verte ou la série du Club des Cinq, il est vrai que je m'ennuyais et rêvassais. J'attendais le moment où, en fin d'après-midi, nous allions chercher papa à « la ville » c'est-à-dire à Saint-Germain à la fréquence de trains plus pratique qu'à Triel.

Une vie spartiate

Habitant à Paris un appartement certes petit mais doté du confort, je me retrouvais à Triel, obligée, au début de notre installation, de traverser tout le jardin, à l'époque une jungle pour l'enfant de trois ans que j'étais, afin de satisfaire des besoins naturels. Mais l'enfant s'adapte très vite etID425 05 Fly Tox cette construction en planches, faite de bric et de broc, punaisée de gravures de voitures anciennes, me paraissait une caverne d'Ali-Baba aux ténèbres mystérieuses.

Pas de chauffage central mais un poêle dans la cuisine et une cheminée dans la salle à manger. Avant de monter se coucher, chacun se pliait au rituel des briques chauffées dans ce poêle et glissées dans les lits. Le plus dur était la toilette ! Je pense que ce mode de vie très rustique était très courant dans ces années 50 en dehors de Paris.

Nous subissions les hordes d'insectes (inconnus à Paris) : araignées effrayantes ou moustiques agaçants, très nombreux à cette époque. Nous les combattions, ainsi que les mouches au risque de nous empoisonner avec le célèbre Fly-tox et les papiers tue-mouches qui, suspendus au lustre, descendaient élégamment au-dessus de la table des repas.

Quelques événements

Le hold-up d'un vélo

En fait, mon apprentissage vélocipédique se fit sans « coach » (nécessaire, semble-t-il, à toute entreprise humaine de nos jours!) prêt à parer aux chutes éventuelles. Je désirais ardemment un vélo mais mon vœu n'a jamais été exaucé. Pourquoi ? Peut-être en raison de la peur parentale d'une trop grande liberté. Or ce désir était tellement fort qu'un jour, j'avisai, devant la boutique de Baillache, un vélo sur le point d'être repris par son jeune propriétaire. Bien élevée, je lui demandai de me le prêter mais, ce qui est moins correct, je n'attendis pas la réponse et enfourchai l'engin. Heureusement pour mes abattis, la pente de la rue du Pont me permit de trouver immédiatement l'équilibre. Ma mère poussa des hurlements me voyant déjà plonger, au bout de la rue, dans la Seine. Par la suite, j'empruntai le vélo de Madame C., pendant qu'elle faisait le ménage à la maison.

Le 14 juillet

Deux souvenirs m'ont marquée : bien sûr le feu d'artifice, surtout une année où les éclairs d'un orage lui disputèrent le ciel, induisant déjà des réflexions philosophiques sur cette rivalité dans le ciel entre l'homme et la nature.

Nous remontions vers la rue Paul Doumer pour assister à la retraite aux flambeaux, défilé nocturne qui m'impressionnait beaucoup.

« L'enveloppe du mois »

J'ai déjà fait allusion à cette façon de percevoir son salaire, à mille lieues des virements, chèques et autres cartes. Or, ce système fut la cause d'un drame domestique dont la configuration de Triel est à l'origine. Nous allions le dimanche déjeuner chez Renouard, restaurant très familial de la rive gauche. ID425 06 PasserelleDeux possibilités s'offraient à nous : soit prendre le bac avec la voiture soit emprunter la bringuebalante passerelle pour piétons. C'est la deuxième solution que nous adoptions. Un jour, au milieu de cette passerelle, j'entendis un hurlement de ma mère : « L'enveloppe du mois, l'enveloppe du mois ! » sans doute chahutée par le vent auquel la passerelle était très sensible ou ayant trébuché sur les planches mal jointes, maman avait laissé échapper ce pli si précieux. J'ai encore ce cri dans les oreilles mais j'ignore si nous dûmes nous contenter de pommes de terre ou de pâtes jusqu'à la paye du mois suivant.

L'accident d'avion de 1958 entre un C 130 américain et un Mystère IV français

Par une belle fin de matinée d'été, soudain, une pluie de morceaux et de plaques de métal plus ou moins gros, qui tombaient comme à Gravelotte, nous poussa ma mère et moi, de retour des courses, à nous abriter tant bien que mal sous les arbres près du porche de la propriétés des Lutins dans la rue Saint-Martin vers le puits artésien.

Nous regardions tomber ces débris dans le terrain du centre nautique de Simca juste en face. Les minutes semblent des heures dans ces cas-là. Je revois encore un marinier à la poupe de sa péniche, effaré, regardant un moteur tomber dans le sillage de son bateau. Enfin, la pluie métallique cessa. Nous n'avions rien entendu si ce n'est le bruit de la chute des différentes parties de deux avions qui s'étaient heurtés en plein vol. On compta 7 morts, tous dans les avions. Mais il s'en fallut de peu qu'il y eût des victimes parmi la population agricole dans la plaine.

La maison, la ville de Triel, les environs ont certes bien changé. Je me pose souvent des questions : quel commerce occupait cette boutique ? Quel aspect avait telle rue ? Certaines choses me reviennent parfaitement à l'esprit, j'essaye d'en puiser d'autres tout au fond de ma mémoire mais les images s'entourent d'un halo de brume. Il faut dire que je ne vivais pas à Triel. Curieusement, ma vie a effectué une boucle et après avoir habité la Seine-et-Marne, la Seine-Saint-Denis, je me suis retrouvée sur les lieux de mon enfance où j'ai refait une nouvelle vie... et maintenant j'ai un vélo, bien à moi !!!

 

Françoise DESMONTS

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