Michelle FRADET : Les souvenirs d’une petite bretonne devenue trielloise, et centenaire depuis deux ans…
Je suis née le 26 février 1922 à Saint-Étienne, un peu par hasard, et nous sommes vite arrivés à Landevenec, dans le Finistère, au fond de la rade de Brest. Jeune fille, je m’appelais Michelle LE GOUANF. Mon père était fils d’épicier et il devint gendarme. Pendant la guerre, il est parti en Indochine, à Saïgon.
Maman était une LE STUM, famille de marins, et mon grand-père, Michel, était officier et fut décoré de la Légion d’Honneur, la Croix de Guerre et la Médaille Militaire. J’ai quitté la Bretagne avec ma mère à quatre ans et nous sommes arrivées dans la région aux Mureaux, chez ma grand-mère Françoise qui s’était installée avec ma tante Fernande. Celle-ci travaillait à l’usine de jarretelles installée aux Mureaux. Nous habitions chez la grand-mère, qui m’a élevée, ainsi que mon frère Francis, mon cadet né en 1925. Nous étions rue des Écoles. Je me souviens, dans la cour, il y avait les Pompes funèbres et une couturière. J’y ai passé toute ma jeunesse. Je faisais les commissions pour toutes les voisines alentour et je récoltais des petits sous que j’étais heureuse de donner à ma grand-mère. Sortie de l’école, où je suis allée jusqu’au Certificat d’Études que j’ai obtenu en 1934, avec mention. Mon premier travail était dans la blanchisserie de M. et Madame PIERRON ; Je me souviens de la livraison de linge dans le restaurant « La grande Pinte », à Meulan, très renommé à l’époque, par un temps très froid, où j’étais tellement glacée que j’en ai perdu mon porte-monnaie...Ensuite, j’ai fait beaucoup de travaux divers, de la garde d’enfants, du jardinage, ….J’ai travaillé pour la famille de M. VICAT, directeur de l’Usine Pélabon. Aux Mureaux, jeune fille, j’ai commencé à pratiquer la gymnastique, avec un moniteur qui venait de Triel...
Ensuite, j’ai été employée par M. LARCHER, à Vaux-sur-Seine, qui tenait un commerce de Beurre-Oeufs-Fromages (BOF). Je restais à Vaux. J’y ai vécu deux anecdotes : Un jour, dans la pièce où étaient stockés des centaines d’œufs, j’ai vu un rat « voler » deux œufs, se mettre sur le dos, tenir les deux œufs avec ses quatre pattes et être tiré par un congénère, par la queue, pour descendre quelques marches d’escalier, une dizaine...et disparaître en bas dans un trou du mur...Il faut l’avoir vu pour le croire ! Après, je ne mangeais pas plus d’œufs !
L’autre souvenir concerne le triste jour où, pour la communion solennelle du fils Michel, la famille s’était rassemblée. Le jeune garçon, en s’amusant, tombe dans la Seine et il ne savait pas nager ! Moi non plus, mais je me suis jetée à l’eau pour le rattraper, car il ne pouvait pas remonter ! Malheureusement, il était trop tard...Michel s’était noyé. Quelle tristesse…
Quand j’étais à Vaux, je continuais à pratiquer la gymnastique, à la société « L’Avenir de Triel » que je rejoignais à pied – je n’avais pas les moyens d’acheter un vélo – et c’est là que j’ai rencontré un jeune gymnaste qui s’appelait Raymond…
C’était Raymond FRADET, et nous étions en 1940. Il était né dans la Marne, à Binson-et-Orquigny, le 25 novembre 1922. Ensuite, il avait vécu en Vendée, mais il n’y avait pas beaucoup de « boulot » et toute cette famille d’agriculteurs s’était installée à Triel, 11 rue des Créneaux. Ils étaient cinq enfants : Pierre, Michel, Raymond, Denise et Lucien. Comme beaucoup, ils sont venus tenter leur chance dans la région parisienne où il y avait du travail. Raymond avait appris la chaudronnerie, Il était traceur et a commencé à l’usine Grelbin.
A Triel, j’ai d’abord habité en bas de la rue de l’Hautil, près de la mairie, dans un petit logement où il n’y avait aucun confort. Je me suis mariée en juin 1944 avec Raymond. La France était encore occupée, et à Triel la vie était très difficile, nous n’avions rien, rien à manger, rien à acheter. Le mariage, c’était juste le plaisir d’être ensemble. Mon mari était réfractaire. Mais il a été obligé de partir en Allemagne, pour le Service Travail Obligatoire (STO), applicable à tous les hommes nés en 1921, 1922, 1923. Il était affecté à une usine de fabrication de chars d’assaut pendant environ dix-huit mois. Il a eu beaucoup de chance, car le patron de l’entreprise lui a fait comprendre qu’il ne fallait pas qu’il reste là, qu’il fallait partir et il facilita son «départ» en lui payant ce qu’il lui devait. Il n’y avait pas que des nazis en Allemagne !
En 1943, comme souvent pendant l’occupation, je faisais la queue au magasin Familistère, face à la mairie. Nous étions quelques-unes à battre le pavé quand un groupe d’une vingtaine de soldats allemands, passant rue Paul Doumer, « s’amusent à nous mettre en joue » ! Effrayées, plusieurs femmes qui attendaient avec moi commencent à crier et se sauver. Je fais comme les autres et pars en courant. J’étais enceinte et mon pied a buté sur la bordure du trottoir. Je suis tombée lourdement sur le ventre et j’ai perdu mon bébé. C’était une petite fille...
A son retour en France, Raymond travaille à la prison de Fresnes, et pour la petite histoire, quand il prenait son service, il passait entre deux rangs de soldats allemands qui montaient la garde ! Nous avons vécus l’occupation comme tout le monde, avec le manque de sommeil et de nourriture et la libération a déclenché une période (courte!) d’euphorie. Grâce à MM. RODIER et GRELBIN, je me suis mise à l’abri à la Bérangère comme de très nombreux Triellois.
Je me souviens, pendant les derniers jours de l’occupation, après le débarquement de juin 1944, avoir vu une dame très excitée applaudir une colonne de soldats qui passaient dans la rue Paul Doumer et crier « Vive l’Amérique ! Vive les Américains ! »...C’était un peloton d’Allemands ! Un grand monsieur qui était proche d’elle essayait de la calmer et de la faire taire, sans grand succès. La dame un peu simplette sans doute, n’eût pas de soucis, car les occupants n’avaient pas compris, peut-être…
Après la Libération, nous sommes allés habiter à « Pisefontaine », rue des Tournelles, où se trouvait un petit lavoir qui n’existe plus depuis longtemps, dans un logement un peu plus grand. Nous y sommes restés un an. Ensuite, en 1945, M. FREAUD, le propriétaire de la maison actuelle, au 32 de la Grande Rue de Pissefontaine, nous a proposé un plus grand espace, dans la maison qui était divisée entre plusieurs locataires. Nous n’avions pas de jardin, mais Raymond cultivait un bout de terrain au-dessus du Réservoir, rue du Général Leclerc. Un jour qu’il revenait à la maison avec sa récolte de tomates, une dame l’aborda pour lui acheter deux tomates et lui donner deux francs. Une petite fortune à cette époque !
Comme j’ai déjà eu l’occasion de le raconter, dans cette Grande rue de Pissefontaine, les habitants avaient à leur disposition un lavoir situé à la place du petit parking actuel, face à la rue des Réservoirs. L’eau était changée deux fois par semaine, et je me souviens bien de la grande dame forte, vêtue de son ample tablier, qui venait brosser énergiquement le bassin dont l’eau tiède provenait du puits artésien.
Pendant l’occupation, après Fresnes, Raymond a travaillé à Conflans-Sainte-Honorine, pour l’entretien des bateaux. Puis à Poissy, dans l’usine Ford. Engagé politiquement à gauche, il n’était pas le bienvenu pour tout le monde et un collègue lui conseilla de se faire embaucher à l’usine Renault de Flins.
En face de la maison, nous avions le terrain en friches de l’ancienne entreprise Bourdet. Existait encore un hangar d’où la pierre à plâtre, extraite de la carrière, était chargée pour rejoindre le bord de Seine et le port au plâtre pour être ensuite embarquée sur les péniches. A cette époque, dans ce quartier, de nombreuses maisons étaient sans électricité, sans eau courante, sans toilettes...Les habitants ne disposaient que de cinq fontaines pour se fournir en eau.
En revanche, nous disposions de deux magasins d’alimentation (avec dépôt de pain) et en plus, deux voitures de l’Union Commerciale passaient tous les jours ! Les éboueurs, eux, venaient en voiture à cheval. Les enfants du quartier ne manquaient jamais l’occasion de caresser ce cheval ; il s’appelait « Bijou ».
Pour les enfants, il n’y avait pas d’école proche comme aujourd’hui, il fallait descendre dans le centre de Triel, revenir pour le déjeuner et repartir pour l’après-midi. Pas de pharmacie ni de médecin. C’est le docteur de Chirac qui venait, de jour comme de nuit...Il y avait beaucoup d’entraide dans ce quartier. A « Puisefontaine », comme on le disait souvent alors, il y avait beaucoup de famille d’origine étrangère, italiens, polonais, portugais, arabes...Avec Madame de Peslouan, nous étions les deux seules françaises dans le secteur !
Entre le hameau de Pissefontaine et la forêt de l’Hautil, il y avait quatre familles d’agriculteurs : les Bellemère, Prévost et Prouteau. On ne pouvait voir ici que des champs et des vergers. Sauf que, à cause du gel tardif du 1er mai 1944, tous les pêchers disparurent. Il y avait aussi une autre activité dans le village, rue des Tournelles, la fabrique de batteries de voitures de M. et Madame Paris ! C’était bien avant le développement des véhicules électriques d’aujourd’hui !
Après la guerre, notre petite famille s’est agrandie : Les jumeaux, Jean-Pierre et Jean-Claude naissent en 1945, Jean-Jacques en 1947, Maryvonne en 1948, Jean-Paul en 1950, Jean-Michel en 1953, Marie-Claude en 1955 et Marie-Thérèse en 1958. Avec tous ces bambins, j’étais épuisée ! Je me souviens d’une brave dame de la rue des Saussaies, quand je la voyais, elle me disais « Ah, comme vous avez bonne mine ! »
Côté festivités, je me souviens d’un grand moment chaque année au printemps : La fête du Flan, place Corroyer, avec manèges et le même jour la course cycliste de la « Polymultipliée » avait lieu à Chanteloup. Pour le quotidien, il n’y avait que la radio pour apporter un peu d’animation dans les foyers, jusqu’au jour où nous avons eu « les premiers dans le quartier » la télévision, vers les années 1950, ce qui a permis à beaucoup d’enfants d’alentour de se retrouver ici, dans la salle à manger, devant le petit écran !
Nous avons vu construire la résidence Bel Horizon dans les années soixante, mais c’est plus tard, en 1989, que nous avons eu le plaisir de rencontrer une nouvelle voisine sympathique, Michèle et son mari André, qui prenait plaisir à sortir avec notre chien Labrador « Gavroche ». Combien de grands bains dans les marais, en lisière de la forêt avec ce gentil compagnon de jeu des enfants ? Qu’il était gentil, ce monsieur qui alla un jour jusqu’à escalader le balcon pour arroser le rosier assoiffé des voisins absents ! De le voir ainsi, au quatrième étage, j’ai eu très peur qu’il ne tombe !
Pendant toutes ces années, Triel a bien changé et je me souviens de tous les maires qui se sont succédé. Pendant la guerre, M. RODIER a été très attentif à la population, en favorisant l’entraide et en organisant la cantine gratuite pour les enfants. Après M. LAFONTAN, que je n’ai pas eu l’occasion de rencontrer, il y eu M. MALASSIGNE qui était très à l’écoute et qui créa le voiturage vers Poissy. Ensuite, M. CHAMPEIX a laissé un souvenir très positif pour beaucoup de Triellois. Il habitait en face de l’église, à la Courtine. Après lui, je ne me rappelle plus bien. M. MUSIGMANN ?, cela ne me dit rien...M. LEPOUTRE ? Oui, ce nom me dit quelque chose. Je me souviens bien de M. QUIJOUX. C’est lui qui a proposé le déplacement du terrain de boules des bords de Seine jusqu’au terrain de la rue des Saussaies. Cela permettait d’aménager un parking près de l’école Jules Verne et du Théâtre. Nous n’étions pas très contents de quitter le terrain de la Frégate et nos habitudes. Mais les boulistes se sont habitués…Ils sont bien là-haut !
Pendant toutes ces années, Raymond a poursuivi sa carrière à l’usine Renault de Flins où il était contremaître lorsqu’il a pris sa retraite en 1978. Il s’est occupé aussi de la commune, en tant que conseiller municipal, avec M. CHAMPEIX. Il s’occupait plus spécialement des enfants et il a eu l’occasion de travailler avec les prêtres du Manoir de Denouval à Andrésy, qui abritait de très nombreux enfants juifs orphelins, suite à l’extermination de leurs parents. Trois prêtres très gentils sont d’ailleurs venus à la maison pour la communion des enfants. Et aussi, c’était un amateur de pétanque, qu’il a pratiqué pendant toute sa retraite, et je l’accompagnais parfois.
Quand les enfants furent grands, je me suis occupée du Secours Populaire, dont j’étais la présidente de la section de Poissy, qui comprenait Triel, pendant une vingtaine d’années. J’ai aussi organisé et ouvert avec mes collègues de l’association le bureau de Trappes. C’était très fatigant…
Voilà mon histoire. Vous vous rendez compte : Cent deux ans ! Je ne peux plus occuper complètement la maison et les chambres à l’étage, je pourrais certainement toujours y monter, mais pour redescendre…ce n’est pas la même chose ! Donc, les enfants ont installé mon lit ici, en bas et je suis bien entourée. Il y a toujours quelqu’un à la maison…
La famille, c’est le plus important : j’ai eu huit enfants, dont deux jumeaux, dix-sept petits-enfants et à ce jour, vingt-deux arrières-petits-enfants…et tout récemment le premier arrière-arrière-petit-enfant, Tom, qui ouvre la cinquième génération !
Témoignage recueilli par Michèle Billet en 2017
et Jean-Pierre Houllemare le 16 avril 2024, actualisé le 28 mai 2024.