Les Mémoires Vives

Mlle Bréant : Souvenirs d'une institutrice (Novembre 1939-1945) - Juin/juillet 1942

Juin/juillet 1942 , stages à l'école annexe, l'École Normale et au C.R.E.P.S.

À partir du 15 février, nous devons accomplir deux stages dans les classes d’application de l’école annexe. Je passe d’abord trois semaines au CM2 ; classe mixte ; l’institutrice estime que les garçons, comme les filles, doivent s’exercer à la couture ; un premier pas déjà vers l’égalité hommes-femmes et le partage des tâches ? Elle me prévient qu’une élève peut faire une crise d’épilepsie et m’apprend la conduite à tenir en cette occurrence.
Le second stage se passe au CE2 ; l’institutrice est très pointilleuse ; assise au fond de la classe, elle épie et note la moindre erreur, le moindre lapsus. Elle voue un culte à la netteté des tableaux noirs ; ils doivent être essuyés, lavés, rincés à l’eau claire, frottés enfin avec un chiffon de laine, au risque pour la malheureuse stagiaire de manquer de temps pour aller prendre son maigre repas à la Maison Blanche. L’institutrice vient ensuite vérifier le travail et gare ! Si l’écriture n’est pas impeccable, tout est à recommencer.
Pas de chauffage à l’internat ; heureusement cet hiver 1942-1943 n’est pas trop rigoureux. J’apprécie ma co-turne (turne : chambre dans l’argot de l’École Normale Supérieure de Paris) Ginette ; le soir, dans la chambre, nous partageons une petite dînette : pommes de terre cuites le dimanche soir à Menucourt, tartines de miel de Champlitte.
Le 1er avril, c’est la séparation, nous quittons Saint-Germain ; la suite de la formation se fera à Paris, en partie à l’École Normale des Batignolles avec Mme Joule ; gymnastique, sciences « de la vie » (les fléaux sociaux, alcoolisme, tuberculose, et autres...), en partie dans un établissement d’enseignement technique (le matin).
A l’École Départementale de Vitry-sur-Seine, sept stagiaires se retrouvent à un cours de cuisine par semaine, bien qu’il n’y ait pas grand-chose à cuisiner ! Une matinée est consacrée au repassage et aux « apprêts de teinturerie » : il faut remettre en forme les pantalons de gros drap des garçons internes. Les cours de couture vont s’avérer bien utiles en cette période de pénurie : travail sur mannequin, machine à coudre, et confection d’un chemisier dans les règles de l’art ; c’est ainsi que la dernière ceinture de flanelle de mon père, ancien carrier, va retrouver une nouvelle jeunesse.
Le trajet Vitry – Les Batignolles, entre midi et 14h, est un véritable exploit, des stations de métro sont fermées, les alertes aériennes sont nombreuses, bus et métros s’arrêtent alors. C’est un cauchemar : voyageurs et piétons ont dû s’entasser sur les quais jusqu’à la reprise du service.
Mon oncle et ma tante m’hébergent à Malakoff mais le retour de Vitry à Menucourt le samedi soir tient encore plus de l’exploit : bus, métro, train à Paris Saint-Lazare jusqu’à Conflans Fin d’Oise, traversée de l’Oise en bateau, navette de Menucourt à Vaux, encore trois bons kilomètres à pied et enfin mon clocher.
Un certain bonheur pourtant : une formation exceptionnelle, un havre de paix après trois dures années d’enseignement, à part les alertes aériennes si nombreuses en ce printemps 1943 que le stage à l’école de puériculture, boulevard Brune à Paris, sera annulé, quelle déception ! Finie l’occasion de vider les biberons et de manger les restes de bouillie des bébés : quand on a faim, si faim !
Le 15 juin, nous sommes donc expédiées à Reims (C.R.E.P.S.) pour un stage d’éducation physique d’un mois au lieu des deux semaines prévues. C’est la déception de nouveau. Pourtant à l’arrivée une surprise nous attend : une sardine dans chaque assiette, un repas appréciable, des asperges, pourtant mets de riches, mais les Allemands ne devaient pas apprécier ce précieux légume. La corvée de peluches après certains repas est un moment de détente.
Comme de jeunes recrues, nous allons d’abord toucher notre équipement : maillot de bain, short, tennis, le tout ayant déjà beaucoup servi. Puis c’est la visite médicale : 49 kg, 10 de tension ; piètre athlète ! Je suis donc incorporée à la dernière vague de la 4ème équipe : à ménager. Nous sommes initiées à la méthode Hébert qui prône les exercices dans la nature, en déplacement sur le plateau.
À longueur de journée, nous devons arpenter les rues de la ville. Deux fois par semaine, il faut quitter la chambre rue de Vestes (maison réquisitionnée ?) pour être à la piscine, à 6h30, puis se rendre au C.R.E.P.S. pour le petit-déjeuner et l’appel, monter au stade Pommery deux fois par jour pour l’entraînement (les faiblardes dont je fais partie s’entraîneront le matin près du C.R.E.P.S., sur le « terrain des Coutures ») ; exercices au gymnase, danses folkloriques ou rythmiques.
La récompense après une journée si bien remplie ? Voir la cathédrale se teinter de rose au soleil couchant ou tout au moins les tours qui émergent des sacs de sable censés la protéger en cas de bombardement ; l’odeur des tilleuls en fleurs, la quiétude des habitants qui prennent le frais sur les trottoirs ; comme la guerre semble loin ! Pourtant les premiers bombardements sont imminents.
Le dernier jour, démonstration sur le stade devant les Autorités rassemblées sur les gradins : formation des équipes, déploiement autour du terrain pour l’échauffement, retour sur le plateau pour le déroulement des exercices, avant la marche de « retour au calme ». Je me suis mise d’accord avec ma comparse pour « attaque et défense » et surtout « lever-porter », je ne ferais pas le poids devant cette masse de 80 kg et aurait-elle la force de soulever ma maigre personne ? Nous jouons de l’esquive pour éviter le ridicule.
Le 14 juillet, je retrouve la vie de famille au village ; il faut essayer de survivre malgré les restrictions de plus en plus sévères ; nourrir des lapins et quelques poules qui amélioreront l’ordinaire, glaner, récolter, conserver, habiller la petite sœur de six ans et les frères en pleine croissance.

Mi-juin à mi-juillet 1943, stage d'éducation physique à Reims

Chers parents,
Je viens de recevoir votre lettre. Inutile de m’envoyer les tickets, à part la carte d’alimentation si Wainaine vous l’a envoyée, ici nous sommes toujours J3.
Il est 13h, nous venons de déjeuner : 3 sardines avec beurre, 1 plat de pois, 2 plats de salade cuite mélangée à de la purée, 1 camembert carré pour 8, 2 morceaux de sucre. Nous avons 4 morceaux de sucre par jour. La nourriture est abondante, heureusement car avec la vie que nous menons, nous avons une faim de loup. Hier, viande à midi, saucisse le soir ; avant-hier, veau aux petits pois, mercredi, omelette aux pommes de terre.
Le plus ennuyeux, c’est que nous ne dormons pas beaucoup ; souvent nous avons causerie le soir jusqu’à 21h30 ; cela fait 22h à la maison ; comme nous sommes comme des cochons, il faut se nettoyer des pieds à la tête, on ne se couche pas beaucoup avant 23h. Le matin, je me lève vers 7h ou 7h30, et deux fois par semaine à 6h15 pour être à la piscine à 7h15.
Nous déjeunons à 8h30. À 9h, rassemblement, appel, salut au drapeau par le groupe de service ; 9h15 départ au terrain ; gymnastique jusqu’à 11h (le samedi jusqu’à 11h30). À 11h conférence ; midi : déjeuner et épluchage. De 14h à 18h : gymnastique, chant, secourisme. 19h : dîner ; 20h30 à 21h30 causerie ou veillée.
En ce moment beaucoup dansent en attendant ...h ; il y a un piano dans la salle de cours. Nous avons les mêmes lits qu’en colonie, ils ne sont pas rembourrés mais comme nous sommes fatiguées, nous dormons comme sur un lit de plumes.

Notes :

Les tickets : d’alimentation (pain, viande, etc)
Pendant le stage à Paris : avril jusqu’au 15 juin, je séjournais à Malakoff chez mon oncle et ma tante-marraine qui avaient besoin de ma carte pour l’essentiel.
J3 : En principe de 13 à 21 ans, ce qui donnait droit à 350 g de pain et un quart de litre de vin par jour, pas de lait, en ville 180 g de viande par semaine.
Trois sardines avec beurre : c’est la fête !
La nourriture est abondante, comparée à ce que nous avions à l’Institut de Formation Professionnelle à Saint-Germain : « carottes et navets... »
À la maison ; logement réquisitionné rue des Vesles (ayant appartenu à des juifs ?)
Le nettoyer : pas de douches bien sûr.
Salut au drapeau : devise de l’État français : travail, famille, patrie.

Rentrée scolaire 1943, Les Mureaux

Rentrée scolaire 1943 : je suis nommée aux Mureaux ; à cause des événements, la rentrée a été retardée jusqu’au 2 novembre, ce qui va me laisser peu de temps pour m’installer ; mon premier « chez moi » ! au-dessus des classes, le logement réglementaire d’ « institutrice adjointe célibataire » : une cuisine, une cave à charbon, et deux pièces dont « une à feu » et même, ô luxe ! des W.C. sur le palier. Dans la cuisine, sous la hotte, un placard, une cuisinière à charbon qui a perdu la porte de son four, une pierre-évier en grès avec écoulement d’eau... Mais pas d’arrivée : le robinet se trouve dans la cour de récréation.
Mes premiers meubles : une petite table de cuisine, souvenir de l’asile Sainte-Elizabeth et deux chaises données par des amies ; l’une a eu un accident, une plaque métallique solidement vissée remédie à la fracture d’un pied (nos chirurgiens actuels utilisent la même méthode sur leurs patients !). Pour la chambre, un lit-cage ayant appartenu à mon grand-père décédé à ma naissance, et une petite table bancale remise d’aplomb par mon père. Deux caisses à pommes empilées serviront plus tard de support à un réchaud à gaz à deux bouches déniché, avec bien du mal, et acheté d’occasion. Quelques chiffons se transforment en rideaux et dessus de lit.
Mes parents me donnent quelques ustensiles : deux assiettes, deux verres, quelques couverts, deux fers à repasser en fonte, une petite casserole en aluminium. Plus tard, je troquerai quatre paquets de cigarettes contre un petit faitout et enfin notre voisin curé de Menucourt me fera avoir une casserole chez un ami quincaillier à Pontoise ; cette casserole me servira de miroir, faute d’aliments à cuire.
C’est l’âne Charlot, le « ministre » du cousin Louis Bourgeois, qui doit assurer le déménagement, mais, affirme son maître, il a peur de l’eau, il risque de ne pas vouloir traverser la Seine sur le pont provisoire aux planches disjointes. Réplique acerbe de mon père : « J’ai servi sept ans dans la cavalerie, j’en ai fait marcher d’autres que ton Charlot ! »
Je suis partie à bicyclette, en éclaireur, avec mon frère Maurice... Et nous attendons, assis sur une marche de l’escalier ; enfin, une exclamation ; j’entends le roulement de la carriole : ils arrivent ! Le matériel est vite déchargé, installé, et l’équipage repart gaillardement vers Menucourt.
La nuit, je suis seule dans l’école. Pendant les alertes, je me recroqueville sous les couvertures pendant que mes deux casseroles accrochées au mur tressautent au rythme des tirs de la D.C.A., car je couche dans la cuisine, seule pièce un peu chauffée.
Quand le ciel est clair, il y a risque de bombardement ; j’enfourche alors ma vieille bicyclette et je file dormir à Menucourt. Ce vélo est toute ma richesse ; une petite élève ne disait-elle pas à sa maman « Elle a rien, la maîtresse, même pas de mari, rien du tout, rien qu’un vélo. » Mais quel vélo ! Don d’une cousine, il a été réparé, bricolé par mon père ; mais bientôt il deviendra difficile de trouver pneus et chambres à air ; des rustines peuvent encore réparer les chambres à air, mais les pneus ? Comme pour les vêtements, on rapièce, « on fait du neuf avec du vieux » mais la roue se coince alors dans la jante ; dans une descente, c’est la chute assurée. Sans compter les hivers terribles : neige et verglas ; la cycliste-amateur dans le fossé, des efforts acrobatiques pour se remettre sur pieds et lutter pour redresser le vélo alourdi par un sac de bois.
Les bicyclettes doivent être munies d’une plaque d’immatriculation fixée à l’arrière : 8639 YA 5 pour mon vélo, exigence de l’Occupant. Les contrôles sont fréquents, même en dehors des heures de couvre-feu. Un matin d’hiver, je suis arrêtée par la police allemande au « Bouquet d’Evecquemont » ; « Halte-là, où allez-vous ? » Vérification et comparaison de la plaque et de mon identité. Interrogatoire. Un policier doit tout noter mais l’encre de son stylo est gelée. L’homme souffle, souffle pour la dégeler. Je bats la semelle en pensant au bac qui sera peut-être parti de Meulan pour traverser la Seine et aux élèves qui m’attendent.

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